Une histoire de fourneaux
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Pour transformer le minerai en métal, les premiers forgerons utilisaient des fourneaux rudimentaires en terre - les bas fourneaux - qu'ils garnissent de minerai (oxydes cueillis en surface) et de charbon de bois, où à l'aide de soufflets de peau ils entretiennent jour et nuit un feu d'enfer. Dans un four aussi primitif la température ne peut pas atteindre la température de fusion du fer pur (1535 degrés Celsius).

Cependant les impuretés du minerai abaissent cette température et la réduction du minerai peut avoir lieu, entre 600 à 900 degrés. 
Se forme alors une sorte d'éponge de grains de fer amalgamés, mêlés à des scories. Puis on extrait de la fournaise cette masse incandescente -la loupe ou masseau, massot- qu'il faut vivement battre au marteau pour en chasser les scories et en améliorer la structure. C'est la "méthode directe", qui ne permet de produire du fer qu'en petite quantité, en faisant une matière rare, donc une richesse.
 
 
 
 
 

Puis on assiste à la lente évolution technologique, à partir des XII-XIIIe siècles l'utilisation de l'énergie de l'eau  va permettre d'élever la température des fours, d'augmenter leur taille et de traiter de plus gros volumes (roues + cames  mettent en branle marteaux et plus tard des soufflets, ailleurs on utilisera des trompes). 
Ce sont d'abord des ateliers de taille modeste, qui utilisent de simples roues à palettes  de petit diamètre (de l'ordre du mètre), dont le faible rendement est compensé par de l'eau à profusion.
 

A la fin du XVe siècle, en Pays d'Allevard, il semblerait que l'on ait suffisamment maîtrisé la conduite du bas fourneau pour y fabriquer de l'acier avec du minerai manganésifère (appelé "mine d'acier") par une méthode directe : c'est "l'acier naturel".

Au XVIe siècle,  les fourneaux sont devenus des constructions imposantes en pierre : les hauts fourneaux. On se perd en conjectures quant à fixer une "date" pour "l'invention" de la fonte ; mais il est vraisemblable qu'elle soit apparue entre les XIVe et XVe siècles (et à la lumière de découvertes récentes : peut être même bien antérieurement , peut être à l'occasion d'une surchauffe fortuite des bas fourneau...) . Longtemps faite au bois - plus exactement au charbon de bois avec le haut fourneau bergamasque en Savoie - de même que les trompes de même origine qui servaient à produire le "vent" .

...des régions entières virent leurs forêts dévastées pour les besoins de cet ogre...

coulée

Au XVIIIe siècle, les sidérurgistes anglais introduiront une innovation technique décisive :  l'utilisation du charbon de terre (la houille), sous forme de "coke". Méthode qui aura le plus grand mal à s'imposer en France ; des fonderies y feront la fonte au bois jusqu'à la fin du XIXe. 

La forêt s'en portera mieux...,
en effet des régions entières virent leurs forêts dévastées pour les besoins de cet ogre qu'était la fonte au bois.

 

Localisation des hauts fourneaux au XVIIIe siècle
 
 

Selon la Statistique générale du département du Mont Blanc du Préfet VERNEILH, 1807 :

...On comptait 14 hauts fourneaux anciens ou nouveaux, à fonte ou à fer...
Dans l'arrondissement de Chambéry, commune d'Arvillard, on trouve l'usine de l'ancienne Chartreuse de Saint Hugon, située sur le ruisseau de Bens. Elle renferme un haut fourneau et un martinet; on y fond, pendant six ou sept moistous les deux ans (...) le minerai se tire d'Allevard, en Isère, et l'usine se trouve au centre de belles forêts. (...) la disette du bois commence à se faire sentir dans ce canton.
La belle fonderie de Saint-Hélène-des-Millières est située sur la rive gauche de l'Isère, presque en face de Grésy, d'où l'on y arrivoit par un pont de bois.
On trouve dans les Bauges, les usines de Bellevaux, d'Aillons, du Châtelard, et celles de M. Armenjon ; ce qui forme en tout trois fonderies et quelques martinets. Le minérai, qui alimente ces usines, est extrait de la montagne de St Georges d'Heurtières, à 40 km au moins, de distance. Après que le minerai ait été descendu à dos de mulets jusque près Aiguebelle, on le transporte sur des charriots, en deça de la rivière d'Isère, dans des entrepots où les voituriers des Beauges viennent le prendre.
Mais depuis la destruction du pont de Grésy, il faut passer l'Isère dans un bac, ce qui est quelquefois rendu impossible. Les  établissements des Beauges (...) produisent de la gueuse ; on l'y affine en  fer crénelé, qui est d'une excellente qualité pour la fabrication des clous, très répandu dans ces montagnes. Les fontes n'ont guerre lieu que tout les 3 ou 4 ans ; le temps intermédiaire est employé à s'approvisionner de minerais. (...)

On trouve à Albine (Arbine) un martinet très ancien, qui roule 7 à 8 mois par an. On y a aussi établi en 1803, un haut-fourneau dans lequel on a encore fondu que des crasses d'affineries. L'arrondissement de St Jean de Maurienne renferme à son tour plusieurs usines. A Randans un haut-fourneau qui fond 4 mois en 2 ans. L'usine d'Argentine est la plus ancienne du département et la mieux située par sa proximité des mines de St Georges d'Hurtières. On y fond tous les ans un fondage de 3 à 4 mois. Epierre a un haut fourneau où l'on fond pendant 5 mois, deux années sur trois. Toutes ces fonderies, excepté Saint Hugon, tirent leur  minerai des Hurtières. 
On construit un haut fourneau dans un des deux martinets de Saint Rémy. A Laprat on fond 4 mois en deux ans, le minerai vient des monagnes voisines. L'usine des Fourneaux, établie en l'An V, la derniere que l'on rencontre dans cette vallée, est alimentée par une mine de fer découverte depuis peu dans ce voisinage. 
 



 
 

Selon source ADS, L 584-585, Métallurgie - AN III à 1815 , Métallurgie - AN III à 815, Usines, forges, martinets, fabriques d'outils aratoires, divers :
 
 
 

- Arbine : AN XI, le Sieur Louis Tellier y exploite trois grandes forges et un martinet 
- Usine de Fourneaux (établie au XVIIe siècle), au sieur Tournus en 1810 : un haut fourneau produisant 6000 myriagrammes de fonte par an, 2 grosses forges à convertir (affineries),   la loupe,  une petite forge à martinet de taillanderie, un marteau à piler le "crassier" (la crasse de four encore riche de fer était mélangée à une prochaine fusion)
- Usine de Laprat, au Sieur Donnati (propriétaire d'un autre martinet sur la commune de Saint André) : un haut fourneau produisant 800 myriagrammes de fonte convertie sur place, deux grandes forges à convertir, quatre petites forges de taillanderie et de quincaillerie, deux marteaux mus par l'eau pour la loupe, deux marteaux de taillanderie.

Les deux usines de Fourneaux et de Laprat sont alimentées par les mines spatiques des montagnes avoisinantes : Le Grand Filon, Bissorte, Filon Neuf, Le Freney fournissent La Praz, tandis que Plan Rafin et Le Monio fournissent Fourneaux.
 

- Usine d'Epierre, à la Commune d'Epierre : une grosse forge pour traiter la fonte (affinerie), une petite forge pour la taillanderie, un  haut fourneau produisant 18600 myriagrammes de fonte/an dont une moitié est convertie en fer, l'autre moitié en fonte qui était vendue en Isère, une grosse forge pour traiter la fonte, une petite forge de taillanderie et de quincaillerie, un marteau pour la loupe, un marteau à piler les crassiers de fourneau
-Usine d'Argentine, au Sieur Castagneri lequel exploite aussi une mine de fer spatique à Saint-Georges d'Hurtières : un haut fourneau produisant 20000 myriagrammes de fonte/an vendue en Isère, un marteau pour la loupe, une grosse forge, quatre petites forges et deux marteaux de taillanderie et de quincaillerie, un marteau à piler les scories. 
-Usine de Randens, au Sieur Grange (qui a aussi des mines) : un haut fourneau où l'on fait une coulée durant quatre mois tous les deux ans. (le bois à charbon venant à manquer), la fonte est vendue aux acièries de l'Isère : un fourneau "à manche" pour le minerai de cuivre de Saint-Georges, un fourneau d'affinage, un marteau pour piler les scories .
-Usine de Saint-Hélène-des-Millières, au Sieur Portier : un haut fourneau produisant 9 à 10000 myriagrammes de fonte/an dont une grande partie est convertie sur place ou dans des "martinets" des environs, une grosse forge pour traiter la fonte, une petite forge de taillanderie, un marteau pour la loupe, un marteau de taillanderie, un marteau pour piler les scories 
-Usine de Saint Hugon, aux Chartreux, sur le torrent Le Bréda et fondant du minerai d'Allevard et des environs : un haut fourneau produisant 16 à 17000 myriagrammes de fonte/an, deux grosses forges à convertir, trois petites forges de taillanderie, deux marteaux pour la loupe, deux marteaux pour la quincaillerie, un marteau pour piler les scories.
-Usine de Bellevaux, au Sieur Plattet : un haut fourneau produisant 5 à 6000 myriagrammes de fonte/an, deux grosses forges d'affinage, une petite forge et martinet de taillanderie, un marteau pour la loupe, un marteau pour piler les crasses de four. Production de fer pour les clouteries.
-Usine d'Aillons, aux Chartreux des Aillons et Sieur Marquet : un haut fourneau produisant 7 à 8000 myriagrammes de fonte/an, deux grosses forges à convertir (converti en fer crénelé pour les clouteries), deux ou trois grosses forges à convertir,  deux petites forges et deux marteaux de taillanderie, deux marteaux pour la loupe (affinage), un pile scories.
-Usine de Tamié, aux Moines de Tamié : un haut fourneau, une grosse forge à convertir et son marteau, un pile scories. 


Etat des fourneaux et forges de la Compagnie dite "de Bonvillard" :

- Saint-Hélène-des-Millières : fourneau à gueuse, forge pour gros fer, martinet à "clincaille"
- Albine (La Bathie) : 2 feux de forge à la Wallone pour le gros fer, martinet pour la clincaille
- Epierre : fourneau à gueuse ( 1 coulée tous les 2 ans), martinet
- Laprat : fourneau à gueuse, 2 feux de forge à la Wallone pour le gros fer 
- Modane : martinet 
- Le Bourget-en-Huile : fourneau à gueuse, complexe minier de Presles.







"...Depuis 1646 la sidérurgie de La Praz et Fourneaux, encouragée par les Comtes de Savoie, voir sa production augmenter régulièrement chaque année. (3 hauts fourneaux et 2 martinets à La Praz en 1789). Puis sous l'occupation française de 1792 à 1815 les fonderies vont prendre un nouvel élan pour fournir l'armement de la France révolutionnaire.
Mais à partir de 1816 commence un inexorable déclin, avec le Premier Empire c'est le début de l'industrialisation de la Lorraine qui va porter des coups fatals à la sidérurgie savoyarde. Le fer de Savoie, trop cher à cause de la situation en altitude des mines et aussi de la consommation importante de bois et de hauts fourneaux bergamasques au mediocre rendement, mènera une lutte à mort contre le fer d'importation moins cher 
En 1828, La Praz modifie ses hauts fourneaux, d'interieur carré (bergamasque) à interieur circulaire, car les hauts fourneaux bergamasque consomment beaucoup trop de bois (charbon de bois). En 1840 on passe à la méthode champenoise pour l'affinage (four à puddler à la houille)
En 1858 les hauts fourneaux de La Praz et Fourneaux étaient en liquidation judiciaire..."

(selon Magnin, La Sidérurgie à La Praz et Fourneaux, SHAM, 1955)
 

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Il y eut bien d'autres fourneaux, plus ou moins célèbres, en bien d'autres endroits, comme le haut-fourneau de Saint-Hugon, ou encore au lieu-dit Fusine à Orelle, à Saint-Pierre d'Albigny, au lieu-dit Le Martinet à Chapareillan, ou encore un autre lieu-dit Le Martinet près de Saint Rémy, et encore au XIXe en Tarentaise au Villard de Beaufort se trouvaient des feux d'affinerie bergamasque et trois martinets, etc. 
 

Des moteurs à eau - les roues -  font mouvoir sans relâche les artifices   - Dans les mines : pompes à pistons, soufflets et machines soufflantes d'aérage, treuils d'extraction, boccards, patouillets...  - Dans les usines métallurgiques : soufflets, trompes, marteaux des  affineries, martinets, cylindres des fenderies, etc.

L'exploitation des mines des Hurtières et des derniers hauts fourneaux  durera jusqu'en 1890 pour finalement cesser définitivement en 1930. 
Ainsi, du moyen âge jusqu'aux années trente, la Savoie avait sur son territoire
la chaîne complète de la sidérurgie : de la mine au produits ouvrés. 
Les mines fermées et leurs hauts fourneaux définitivement éteints, d'autres filières virent le jour vers 1900 avec les aciéries électriques, installées au pied des chutes d'eau de la "Houille Blanche". On y fabrique aujourd'hui des aciers spéciaux réputés avec des procédés inégalés, les matières premières venant cette fois de l'extérieur. 
(voir l'Histoire en Savoie, dernier numéro)
 
Fait surprenant, les techniques ancestrales sont parfois encore en usage de nos jours en Afrique, où l'on fond des ferrailles par ce vieux procédé.

bas fourneau dogon (Inagina)
Bas fourneau dogon : 
l'extraction de la loupe


 
 
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